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Pourquoi une responsabilité pour les conséquences de nos choix ?

On aura remarqué que le second principe (« responsabilité pour nos choix ») n’est pas la simple conséquence logique du premier, puisqu’on pourrait très bien imaginer une théorie qui compense socialement les individus à la fois des désavantages résultant de leurs circonstances et de ceux qui seraient le fruit de leurs choix. Chacun des deux principes répond en réalité à une logique propre. Le premier s’appuie sur l’intuition selon laquelle il est injuste pour une société de faire supporter à leurs seules victimes le poids de l’arbitraire social ou naturel (ex : être victime d’un handicap physique congénital ou d’une catastrophe naturelle, naître au sein d’une famille violente, sous une dictature abjecte ou sous un climat extrême). Le second principe inscrit au coeur de la théorie égalitariste elle‐même une préoccupation pour les limites de l’égalisation qui est généralement l’apanage des opposants à l’égalitarisme.

La conjonction de ces deux principes fait en sorte que dans sa version classique, l’égalitariste des circonstances va viser à réduire les inégalités résultant des circonstances et celles‐là seules.

Dans sa version leximin, l’égalitariste leximinien des circonstances veillera à mettre en place des institutions telles que le plus défavorisé en raison de ses circonstances soit dans la meilleure situation possible. Ceci diffère d’un égalitarisme radical ou des résultats, formulé par exemple en termes de niveaux de bien‐être. Ce dernier exigerait l’égalisation (ou le leximin) des résultats, quelles que soient les raisons pour lesquelles deux personnes se retrouveraient dans une situation plus désavantageuse l’une que l’autre. Soulignons que les distinctions « classique/leximinien » et «des résultats/des circonstances » se combinent ainsi en quatre cases qui constituent autant de (familles de) théories possibles. Car nous devons combiner à chaque fois les réponses à deux questions qui s’emboîtent tout en restant distinctes: « faut‐il lutter contre les inégalités ou plutôt améliorer le sort des plus défavorisés, des plus pauvres ou des plus malheureux ? », suivie de « faut‐il se soucier des plus pauvres (revenus), des plus malheureux (bien‐être) ou seulement des plus défavorisés par les circonstances ? » Nivellement accepté ? oui Nivellement accepté ? non Dist. Choix/circ. ? non Egalité classique radicale Egalité leximinien radical Dist. Choix /circ. ? oui Egalité classique des circ. Egalité leximinien des circ.

Fig. 1. Quatre types d’égalitarisme La question à se poser est cependant de savoir pourquoi l’égalitariste des circonstances –

qu’il soit classique ou leximinien – inscrit au coeur de sa théorie un principe de responsabilité pour nos choix. Il faut bien comprendre en effet que cette notion de responsabilité ne doit pas être entendue ici au sens strictement descriptif. Ce que l’égalitarisme des circonstances défend va au‐delà d’une simple constatation du type : « cette personne est causalement responsable de ce désavantage qu’elle subit ». Ce qu’il nous dit est que cette personne va être tenue de prendre en charge seule les (« de répondre seule des ») coûts liés aux désavantages résultant de ses choix. La tenir pour responsable des conséquences de ses choix est donc le résultat d’une prise de position normative. Pourquoi un tel principe ? Ou pour le dire autrement, pourquoi serait‐il problématique que ce soit la société dans son ensemble qui prenne en charge de tels coûts? La raison pour laquelle d’aucuns proposent de limiter l’égalisation classique ou leximinienne au domaine des circonstances n’a rien à voir à et égard avec l’idée selon laquelle égaliser les résultats serait utopique ou irréaliste. Elle a plutôt trait à deux autres préoccupations possibles qui renvoient potentiellement ou nécessairement à des préoccupations de justice. Ces deux raisons ne nous disent pas que l’égalitarisme classique radical est irréaliste – ce qui pourrait d’ailleurs être vrai. Elles nous disent plutôt que l’égalitarisme classique radical est injuste. La première de ces deux raisons nous vient des économistes du droit. Elle part d’une idée simple : le fait d’annoncer à des individus qu’ils seront tenus pour responsables des conséquences de leurs actes est susceptible de modifier leur comportement. Cela va en particulier les inciter à réduire les risques de conséquences négatives de leurs actes. Et dans une série de circonstances, une telle réduction des risques va être considérée comme efficiente.

Ce n’est bien sûr pas toujours le cas puisque les économistes du droit prennent aussi la peine d’identifier les conditions dans lesquelles prévoir des exonérations partielles ou totales de responsabilité – en reportant de facto le coût en cas de problème sur l’ensemble de la société dans le meilleur des cas ‐ peut être socialement efficient pour certaines activités. Mais de manière générale, l’idée de responsabilité renvoie donc ici à celle d’incitation à la prudence. Les gains d’efficience qui en résultent peuvent bénéficier à leur tour dans certaines conditions au plus défavorisé. Cela peut se faire de façon directe (lorsqu’il s’agit d’activités qui en cas d’imprudence les affecteraient particulièrement) ou via la taxation distributive, de la même manière que celle discutée plus haut à propos de l’argument des incitants appliqué à la taxation des salaires. En « responsabilisant » les agents, on met ainsi en place des incitants non pas à la production ou à l’épargne – comme dans les exemples discutés plus haut ‐ mais à la prudence.

Il existe cependant une autre idée qui traduit mieux à notre sens la logique des égalitaristes des circonstances. Si l’on me tient pour responsable des désavantages résultant de mes choix, n’est‐ce pas pour ne pas faire peser sur autrui le poids d’une compensation qu’on estimerait injuste ? Car une redistribution constante, sans limites, menacerait potentiellement la liberté réelle de chacun de nous, notre capacité à mobiliser les moyens nécessaire à la mise en oeuvre des choix que la liberté est sensée rendre possible, à investir dans le futur, etc. La manière de limiter l’ampleur de cette redistribution et donc de ménager à chacun d’entre nous les moyens d’un exercice de sa liberté consiste en l’occurrence pour les égalitaristes des circonstances à ne pas compenser les inégalités résultant des choix des personnes. Ce qui se joue donc sous la distinction choix‐circonstance, c’est une tentative d’inscrire dans la théorie égalitariste une préoccupation pour la liberté (et la propriété), pour une prérogative personnelle dont le conditions matérielles d’exercice (financières en particulier) ne soient pas constamment menacées par les besoins de redistribution résultant de l’insouciance d’autrui.

Ceci nous semble la lecture la plus plausible du recours à la distinction choix‐circonstance, plutôt que l’invocation par exemple d’un rapport fondamental entre les agents, leurs actes et leurs conséquences.

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