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Sorcellerie et rationalité

Dans un livre devenu classique (Les mots, la mort, les sorts), Jeanne Favret-Saada a montré à partir d’une longue recherche menée dans le bocage normand, quelles étaient les formes de rationalité du discours et des pratiques de sorcellerie, et ce dans un monde où celles-ci cohabitaient depuis quelques générations déjà avec le discours rationaliste de la pensée scientifique.

Ainsi, Favret-Saada montre d’abord combien les folkloristes qui s’intéressent depuis le XIXe siècle en particulier aux ‘traditions’ paysannes, ont, dans le sillage des Lumières et de la valorisation de la Raison qu’elles ont porté, construit une perspective sur la sorcellerie dépeignant en fait celle-ci comme l’envers de la raison, et le monde paysan comme un monde de crédulité, le monde de ‘la foi du charbonnier’.

Le discours médical, et en particulier psychiatrique, sur le mal que les paysans rapportent à mots couverts comme étant d’origine sorcière, ne sera pas différent. D’une manière générale, dans ces deux discours, l’espace de la croyance dans la sorcellerie est un espace de relégation aux marges de la rationalité.

On se souvient que le discours de l’anthropologie évolutionniste considérait volontiers la pensée magique comme un stade antérieur de l’évolution par rapport à la pensée scientifique, une tradition de pensée qui trouvera encore certains défenseurs dans l’anthropologie du XXe siècle. Par extension, le Bocage normand devient évidemment un espace de relégation, un « lieu d’imbéciles » ou un « canton de la primitivité ». Elle insiste ainsi à juste titre sur les enjeux politiques toujours imbriqués à la question de la représentation du monde social.

Par opposition, Jeanne Favret-Saada invite à prendre au sérieux la sorcellerie, et à poser la question : qu’est-ce donc que les paysans cherchent à signifier, à dire, à « mettre en forme » à travers le langage de la sorcellerie ?

Lequel n’est précisément pas qu’un langage, au sens où ses effets sont bien réels. C’est là une tradition de pensée qui remonte au moins à Emile Durkheim, dans le sens où celui-ci, marquant sur ce point une rupture avec la tradition évolutionniste, invitait à ne pas considérer les religions comme « fausses », dans la mesure où elles étaient choses sociales, et où, notamment, elles produisaient des effets bien réels.

Jeanne Favret-Saada montre ainsi que la sorcellerie est susceptible de prendre le relais d’autres formes de causalité (‘pas de chance’, maladie, faute d’inattention, accident, etc.) lorsque le malheur se présente « en série ». C’est face à une telle accumulation du malheur que des proches commencent à suggérer que le mal pourrait être dû à l’activité néfaste d’un sorcier, qui est lui aussi toujours plutôt un proche (voisin mal intentionné, connaissance jalouse, etc.). S’il prend l’éventualité d’un ensorcellement au sérieux, l’envoûté est alors introduit auprès d’un ‘désorceleur’.

Le désenvoûteur est celui qui prend la question du sens du mal au sérieux, et embraye sur ce schème de pensée local qui suggère que la répétition du malheur provient du désir mauvais et des actions magiques néfastes d’un sorcier.

Le ‘sorcier’ est un « support logique » : il n’est pas nécessaire qu’un homme ou une femme ait effectivement cherché à nuire magiquement à un voisin ou à un proche pour que celui-ci se sente persécuté, ni pour qu’il y ait des accusations de sorcellerie.

Jeanne Favret- Saada s’intéresse au cas d’un homme, Jean Babin, qui se dit comme envoûté depuis une dizaine d’années au moins au moment où elle le rencontre. De forte stature, il a été le fils préféré de son père, et celui-ci lui a légué la ferme familiale. Peu avant la trentaine, il a aussi été accusé par un voisin d’être un sorcier, et rendu responsable des malheurs de celui-ci. Il aurait dès lors été victime de la magie offensive ou agressive du ‘désorceleur’ auquel ce voisin a eu recours. Cet épisode ébranle sa confiance dans ce registre de causalité, dans la mesure où il se sait innocent. Mais il se met peu de temps après à souffrir d’un eczéma purulent, et ses penchants alcooliques s’accentuent. Ce qui ne manque pas d’être interprété autour de lui comme l’effet de la magie offensive du désorceleur travaillant pour son voisin. Un prêtre guérit Jean de son eczéma l’année suivante, mais un an plus tard, Jean entre en conflit avec un voisin de l’exploitation de son père. Ce voisin lui laisse alors entendre que des années de misère se préparent. Une prédiction qui ne tarde pas à se réaliser, car le père de Jean meurt l’année suivante, Jean reprend la ferme à son compte un peu plus tard. Mais une série de maladies frappent son bétail. Il a un accident de travail qui le plonge un moment dans un coma et devient impuissant, et ce un petit mois avant son mariage avec la soeur de la femme de son frère, « un mariage de convenance ».

Il consulte un médecin pour son impuissance sexuelle, mais celui-ci échoue à trouver une solution. Jean se brouille avec sa mère, et s’enfonce dans l’alcoolisme. Les accidents se poursuivent, comme les pertes de bétail. Divers désorceleurs sont sollicités et échouent à rétablir la situation. En 1970, Jean Babin entre en psychiatrie pour une cure de désintoxication car, saoul, il a provoqué diverses bagarres dans des cafés. Il sortira de l’hôpital « désintoxiqué mais toujours impuissant ». L’année suivante, le psychiatre, consulté à nouveau, ne veut pas entendre parler de sorcellerie et fait comprendre à la femme de Jean que l’impuissance de son mari est due au manque d’amour qu’elle éprouve pour lui.

En 1971, Jeanne Favret-Saada suggère aux Babin de rencontrer une ‘désorceleuse’ qu’elle fréquente. Jean Babin n’acceptera jamais de la rencontrer, au contraire de sa femme se rendra plusieurs fois chez ‘Madame Flora’, sans succès. La conclusion à laquelle Favret-Saada aboutira finalement est que l’impuissance de Jean Babin provient en fait des difficultés qu’il a eues à « hériter l’héritage », pour reprendre une formule de Pierre Bourdieu, à se glisser dans le destin familial que ses parents avaient tracé pour lui. Il ne voulait pas vraiment de la ferme que son père voulait lui transmettre. Il aurait voulu devenir infirmier. Et il a été incité à épouser la soeur de sa belle-soeur sans l’avoir véritablement désirée. Et la non-consommation de son mariage apparaît comme une résistance à un destin tracé pour lui par d’autres.

On le voit, lorsqu’elles sont replacées dans toute l’épaisseur, ou dans toute la complexité, des configurations relationnelles dans lesquelles elles s’inscrivent, lorsqu’elles sont replacées dans leurs conditions sociales de production, les « croyances » à la sorcellerie, comme les croyances religieuses en général, apparaissent en fait bien davantage comme pleines des raisons des acteurs sociaux, que comme « irrationnelles ».

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