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Filtrer les éléments par date : juillet 2014

Sorcellerie et rationalité

Dans un livre devenu classique (Les mots, la mort, les sorts), Jeanne Favret-Saada a montré à partir d’une longue recherche menée dans le bocage normand, quelles étaient les formes de rationalité du discours et des pratiques de sorcellerie, et ce dans un monde où celles-ci cohabitaient depuis quelques générations déjà avec le discours rationaliste de la pensée scientifique.

Ainsi, Favret-Saada montre d’abord combien les folkloristes qui s’intéressent depuis le XIXe siècle en particulier aux ‘traditions’ paysannes, ont, dans le sillage des Lumières et de la valorisation de la Raison qu’elles ont porté, construit une perspective sur la sorcellerie dépeignant en fait celle-ci comme l’envers de la raison, et le monde paysan comme un monde de crédulité, le monde de ‘la foi du charbonnier’.

Le discours médical, et en particulier psychiatrique, sur le mal que les paysans rapportent à mots couverts comme étant d’origine sorcière, ne sera pas différent. D’une manière générale, dans ces deux discours, l’espace de la croyance dans la sorcellerie est un espace de relégation aux marges de la rationalité.

On se souvient que le discours de l’anthropologie évolutionniste considérait volontiers la pensée magique comme un stade antérieur de l’évolution par rapport à la pensée scientifique, une tradition de pensée qui trouvera encore certains défenseurs dans l’anthropologie du XXe siècle. Par extension, le Bocage normand devient évidemment un espace de relégation, un « lieu d’imbéciles » ou un « canton de la primitivité ». Elle insiste ainsi à juste titre sur les enjeux politiques toujours imbriqués à la question de la représentation du monde social.

Par opposition, Jeanne Favret-Saada invite à prendre au sérieux la sorcellerie, et à poser la question : qu’est-ce donc que les paysans cherchent à signifier, à dire, à « mettre en forme » à travers le langage de la sorcellerie ?

Lequel n’est précisément pas qu’un langage, au sens où ses effets sont bien réels. C’est là une tradition de pensée qui remonte au moins à Emile Durkheim, dans le sens où celui-ci, marquant sur ce point une rupture avec la tradition évolutionniste, invitait à ne pas considérer les religions comme « fausses », dans la mesure où elles étaient choses sociales, et où, notamment, elles produisaient des effets bien réels.

Jeanne Favret-Saada montre ainsi que la sorcellerie est susceptible de prendre le relais d’autres formes de causalité (‘pas de chance’, maladie, faute d’inattention, accident, etc.) lorsque le malheur se présente « en série ». C’est face à une telle accumulation du malheur que des proches commencent à suggérer que le mal pourrait être dû à l’activité néfaste d’un sorcier, qui est lui aussi toujours plutôt un proche (voisin mal intentionné, connaissance jalouse, etc.). S’il prend l’éventualité d’un ensorcellement au sérieux, l’envoûté est alors introduit auprès d’un ‘désorceleur’.

Le désenvoûteur est celui qui prend la question du sens du mal au sérieux, et embraye sur ce schème de pensée local qui suggère que la répétition du malheur provient du désir mauvais et des actions magiques néfastes d’un sorcier.

Le ‘sorcier’ est un « support logique » : il n’est pas nécessaire qu’un homme ou une femme ait effectivement cherché à nuire magiquement à un voisin ou à un proche pour que celui-ci se sente persécuté, ni pour qu’il y ait des accusations de sorcellerie.

Jeanne Favret- Saada s’intéresse au cas d’un homme, Jean Babin, qui se dit comme envoûté depuis une dizaine d’années au moins au moment où elle le rencontre. De forte stature, il a été le fils préféré de son père, et celui-ci lui a légué la ferme familiale. Peu avant la trentaine, il a aussi été accusé par un voisin d’être un sorcier, et rendu responsable des malheurs de celui-ci. Il aurait dès lors été victime de la magie offensive ou agressive du ‘désorceleur’ auquel ce voisin a eu recours. Cet épisode ébranle sa confiance dans ce registre de causalité, dans la mesure où il se sait innocent. Mais il se met peu de temps après à souffrir d’un eczéma purulent, et ses penchants alcooliques s’accentuent. Ce qui ne manque pas d’être interprété autour de lui comme l’effet de la magie offensive du désorceleur travaillant pour son voisin. Un prêtre guérit Jean de son eczéma l’année suivante, mais un an plus tard, Jean entre en conflit avec un voisin de l’exploitation de son père. Ce voisin lui laisse alors entendre que des années de misère se préparent. Une prédiction qui ne tarde pas à se réaliser, car le père de Jean meurt l’année suivante, Jean reprend la ferme à son compte un peu plus tard. Mais une série de maladies frappent son bétail. Il a un accident de travail qui le plonge un moment dans un coma et devient impuissant, et ce un petit mois avant son mariage avec la soeur de la femme de son frère, « un mariage de convenance ».

Il consulte un médecin pour son impuissance sexuelle, mais celui-ci échoue à trouver une solution. Jean se brouille avec sa mère, et s’enfonce dans l’alcoolisme. Les accidents se poursuivent, comme les pertes de bétail. Divers désorceleurs sont sollicités et échouent à rétablir la situation. En 1970, Jean Babin entre en psychiatrie pour une cure de désintoxication car, saoul, il a provoqué diverses bagarres dans des cafés. Il sortira de l’hôpital « désintoxiqué mais toujours impuissant ». L’année suivante, le psychiatre, consulté à nouveau, ne veut pas entendre parler de sorcellerie et fait comprendre à la femme de Jean que l’impuissance de son mari est due au manque d’amour qu’elle éprouve pour lui.

En 1971, Jeanne Favret-Saada suggère aux Babin de rencontrer une ‘désorceleuse’ qu’elle fréquente. Jean Babin n’acceptera jamais de la rencontrer, au contraire de sa femme se rendra plusieurs fois chez ‘Madame Flora’, sans succès. La conclusion à laquelle Favret-Saada aboutira finalement est que l’impuissance de Jean Babin provient en fait des difficultés qu’il a eues à « hériter l’héritage », pour reprendre une formule de Pierre Bourdieu, à se glisser dans le destin familial que ses parents avaient tracé pour lui. Il ne voulait pas vraiment de la ferme que son père voulait lui transmettre. Il aurait voulu devenir infirmier. Et il a été incité à épouser la soeur de sa belle-soeur sans l’avoir véritablement désirée. Et la non-consommation de son mariage apparaît comme une résistance à un destin tracé pour lui par d’autres.

On le voit, lorsqu’elles sont replacées dans toute l’épaisseur, ou dans toute la complexité, des configurations relationnelles dans lesquelles elles s’inscrivent, lorsqu’elles sont replacées dans leurs conditions sociales de production, les « croyances » à la sorcellerie, comme les croyances religieuses en général, apparaissent en fait bien davantage comme pleines des raisons des acteurs sociaux, que comme « irrationnelles ».

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Sens religieux et sens commun

Geertz a livré en 1966 une définition de la religion qui aura une certaine influence. Il soutient ainsi qu’une religion est :

« Un système de symboles qui agit de manière à établir des états affectifs et des motivations puissants, profonds et durables en formulant des conceptions d’un ordre général sur l’existence

et en revêtant ces conceptions d’une telle aura de factualité que les états affectifs et les motivations semblent singulièrement réalistes. »

Une idée essentielle que défend Geertz réside dans la boucle de renforcement mutuel qui existe dans sa perspective entre d’une part croyances proprement religieuses, et d’autre part dispositions morales, affectives, et même esthétiques.

On a ici une conception de la religion comme matrice de socialisation productrice d’une vision du monde et d’un ethos (= ensemble de dispositions morales), de dispositions et d’une sensibilité morale, quelle que soit la morale en question d’ailleurs. Les croyances religieuses sont supportées, renforcées par « des sentiments moraux et esthétiques profondément ressentis ». Ainsi, un style de vie est en quelque sorte placé en perspective métaphysique et encouragé par des croyances religieuses qui le supportent, tout en étant elles-mêmes renforcées par des dispositions morales à l’égard du monde.

Pour Geertz, la stabilité et la pérennité des religions découle du fait que les religions qui « réussissent » parviennent précisément à établir une boucle de renforcement, cad une dynamique de renforcement mutuel, entre vision du monde et ethos, entre une compréhension générale du monde d’une part, et des normes et une sensibilité morale d’autre part. L’expérience religieuse se déploie ainsi essentiellement sur trois registres : cognitif (représentations de l’ordre du monde et de l’ordre ‘cosmique’), moral (normes intériorisées), affectif (sensibilité, dispositions émotionnelles). Ainsi, Geertz souligne aussi que les dispositions ont une qualité ou une tonalité émotionnelle et morale, qu’un ethos, c’est aussi une disposition à éprouver, un état d’esprit coloré émotionnellement.

En donnant du sens au monde et à l’existence, les religions évitent ainsi l’incompréhension face au monde, et aussi face au mal, qui est une chose à laquelle l’homme ne sait pas vraiment s’adapter. Ainsi, les religions permettent de lutter contre « l’anxiété métaphysique » de l’humanité, en offrant des réponses à la question du mal, de la mort, du sens du monde. Il souligne combien de fois il a été frappé par le fait que ses interlocuteurs, sur le terrain, pouvaient hésiter entre différentes causes d’un malheur auxquelles ils pouvaient n’avoir qu’un « attachement minimal » en les énonçant, étant prêts à changer d’interprétation. Ils n’étaient pas prêts pour autant à laisser un phénomène inexpliqué.

La religion donne sens au monde et au mal. Et Geertz insiste sur le fait que la question morale et du sens du mal est aussi présente dans les religions « soi-disant primitives » que dans les « soidisant civilisées ».

Mais Geertz souligne aussi que la perspective religieuse n’est jamais d’ailleurs qu’un système d’appréhension du monde qui cohabite avec les inductions ou les inférences sur le monde qui sont issues de l’expérience ordinaire et du savoir de sens commun.

Geertz souligne ainsi que les « évidences » religieuses d’une époque coexistent toujours parallèlement à d’autres formes de savoirs et de connaissances, et ce même s’ils peuvent former des horizons d’attente profondément ‘naturels’ pour ceux qui y adhèrent.

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Clifford Geertz

Clifford Geertz (1926-2006) a déployé, essentiellement à partir des années 1960, un ensemble de travaux qui ont exercé une influence majeure sur l’anthropologie des dernières décennies. L’oeuvre de Geertz est très connue pour avoir problématisé la question de la nature des descriptions en anthropologie, et d’une manière plus générale la nature des savoirs et du projet de connaissance en anthropologie. Pour Geertz les anthropologues soient aussi « des auteurs », ce qui a évidemment des conséquences importantes sur ce que peut être « l’objectivité » en anthropologie, et plus largement en sciences sociales. Il n’implique pas cependant que les écrits anthropologiques doivent être considérés comme des fictions pures et simples. Cela a par contre pour conséquence que les anthropologues sont invités, dans le processus d’écriture et de restitution de leur travail, à intégrer leur relation au terrain dans l’analyse, et à expliciter les voies de leur enquête, à expliciter, en d’autres termes, les conditions de production de leurs « données »

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Croire

Croire et croyance sont des termes bien trop simples pour dire la complexité de tout ce qui fait les attachements religieux. Parler de religion comme de simples «croyances» risque de ramener à la question du vrai et du faux.

Une problématisation de la religion en termes de croyances, en insistant sur la dimension cognitive du fait religieux (ce en quoi il correspond à des contenus de conscience, à des représentations), peut aussi occulter les dimensions à la fois pratiques et émotionnelles de la religion (ce en quoi elle correspond aussi à des formes d’action et à des affects. La notion de croyance n’existe pas dans toutes les langues de la même façon

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Introduction : un vieil objet de l’anthropologie

Ce sont d’abord des problématisations de type évolutionniste qui ont constitué les premiers cadres théoriques. La réflexion d’Edward Burnett Tylor occupe probablement dans ce domaine une place privilégiée, en raison de l’ampleur de l’influence qu’elle a exercée.

Renversant la perspective dans laquelle il avait été élevé en tant que chrétien, Tylor souligne avec force que la religion ne découle pas d’une forme de révélation mais des efforts des hommes pour comprendre le monde. Son insistance sur la fonction explicative de la religion, sur sa dimension intellectuelle, a mené à qualifier son approche de perspective intellectualiste sur la religion. Pour Tylor, les critères minimaux sur lesquels repose une religion sont la croyance en des êtres spirituels et l’existence d’un culte s’y rapportant.

Evolutionniste, Tylor suggérera que la forme la plus primitive de la religion est l’animisme. L’animisme est une « théologie sauvage », qui attribue une âme à l’ensemble des êtres vivants, animaux et végétaux. Il trouve son origine dans l’expérience du retour des morts dans les rêves, expérience ayant mené les « primitifs » à la conclusion qu’il existe une âme distincte du corps : le rêve a été considéré comme une manifestation des défunts, lesquels pouvaient donc encore se manifester même après l’arrêt de la vie du corps. Les esprits des défunts forment dès lors les premiers esprits reconnus par les animistes primitifs. Et le culte de ceux-ci la forme primordiale du culte religieux.

Tylor cherche à montrer que la religion est ancrée dans des conclusions erronées, et découle en fait d’erreurs fondatrices. Le monothéisme est en effet replacé par Tylor dans la perspective générale de l’évolution religieuse, et donc lui aussi ancré dans l’erreur originelle. Pour lui, le sens de l’évolution culturelle va d’ailleurs vers un rétrécissement de la compréhension religieuse au bénéfice d’une compréhension scientifique de celui-ci. En fait, la lutte entre science et religion qui faisait rage à l’époque est d’une certaine manière théorisée par Tylor à son propre avantage, comme le sens même de l’évolution culturelle.

Une autre réflexion fondatrice est issue des travaux d’Emile Durkheim (1858-1917). La sociologie est pour lui la discipline scientifique chargée de la synthèse entre les différentes sciences sociales. Durkheim se positionne d’ailleurs explicitement par rapport à toute une série de travaux anthropologiques, et son héritage concerne en fait pleinement l’ensemble des sciences sociales.

Si le travail de Durkheim n’est pas pleinement un évolutionniste au sens classique. Dans Les formes élémentaires de la vie religieuse, Durkheim étudie les systèmes totémiques des Aborigènes australiens. Les « formes élémentaires » du fait religieux que le totémisme aborigène donne à voir ne sont pas intéressantes parce qu’elles ouvrent à la compréhension de «survivances » dans des sociétés plus évoluées, mais au contraire parce que tout est déjà là, parce qu’elles permettent d’accéder plus directement à l’essentiel du phénomène religieux. La réalité des sociétés « simples » constitue une sorte d’épure (=dessin à grande échelle) de la vie religieuse en général, et elle éclaire pleinement la religion dans son ensemble. En fait, cette réalité « archaïque » éclaire pleinement la « nature religieuse de l’homme », cet « aspect essentiel et permanent de l’humanité ».

Pour Durkheim, à l’inverse de Tylor, la religion ne constitue pas une erreur originelle, c’est pour lui « un postulat essentiel de la sociologie qu’une institution humaine ne saurait reposer sur l’erreur et sur le mensonge : sans quoi elle n’aurait pu durer ». Et Durkheim de soutenir ainsi qu’il « n’y a pas, au fond, de religions qui soient fausses », toutes étant « vraies à leur façon ». La religion est d’abord un fait social produit par certaines conditions d’existence, avant d’être vraie ou fausse.

Pour Durkheim, la religion n’a pas pour objet le culte d’esprits, et la croyance en des esprits n’est pas nécessaire pour qu’il y ait religion. Pour lui, la religion repose sur la reconnaissance d’un sacré : « la division du monde en deux domaines comprenant, l’un tout ce qui est sacré, l’autre tout ce qui est profane, tel est le trait distinctif de la pensée religieuse ».

Durkheim souligne toute l’importance des rites, de la pratique religieuse, en tant qu’elle est capable de générer de l’adhésion. Le culte, la pratique religieuse est un moyen à travers lequel la foi de « se crée et se recrée périodiquement », qu’il s’agisse de grands rituels collectifs ou de pratiques rituelles plus individuelles.

Le fondement de la religion est donc à chercher dans l’« expérience spécifique » du culte religieux et de la pratique rituelle, car à travers le sacré, c’est à elle-même que la société rend un culte, sous la forme transfigurée de ses dieux ou du contenu que prend le sacré, d’une manière plus générale. La religion est donc pour Durkheim au plus haut point une chose sociale : « les forces religieuses sont donc des forces humaines, des forces morales ». Si les réflexions de Tylor et Durkheim présentent le point commun essentiel de reconnaître la religion comme un phénomène pleinement humain, elles diffèrent cependant sur des points essentiels.

Tylor place à la croyance en des esprits au coeur de sa définition minimale de la religion, alors que Durkheim suggère que l’existence de « choses sacrées » (patrie, cause ou idéal politique) suffit pour qu’on puisse parler de religion. Là où Tylor défend un point de vue intellectualiste qui soutient que la religion est d’abord une tentative intellectuelle de rendre compte de l’ordre du monde, Durkheim place d’emblée la question du culte et de l’expérience religieuse (et en particulier de l’expérience religieuse collective) au centre des débats.

Et Tylor considère que la religion est fondamentalement ancrée dans une erreur de perspective, alors que Durkheim lui s’efforce de se placer au-delà de la question du vrai et du faux pour souligner qu’il n’y a pas de choses sociales qui soient à proprement parler « fausses », dans la mesure où les représentations collectives sont susceptibles d’avoir des effets bien réels.

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Conclusion

Faire de l’anthropologie, c’est donc d’abord, pour l’essentiel, produire des données en s’inscrivant dans un canon méthodologique constitué historiquement, où l’observation participante tient une place centrale sans être nécessairement exclusive du recours à d’autres dispositifs méthodologiques. C’est ensuite interpréter ces données et produire des analyses qui respectent à la fois un principe de cohérence logique et reconnaissent que des contraintes empiriques pèsent sur l’interprétation, et que celle-ci ne peut donc sur-solliciter les données disponibles, opérer des généralisations abusives ou ignorer d’une façon ou d’une autre le produit empirique de l’enquête de terrain. Enfin, l’interprétation en anthropologie, fait largement appel à la pratique de la comparaison, la signification, la spécificité ou la généralité d’un phénomène social n’apparaissant que dans la comparaison ou la confrontation avec d’autres.

En fait, il me semble tout particulièrement important de revenir dans cette conclusion sur un point essentiel de la pratique anthropologique. En effet, la place fondatrice qu’occupe en anthropologie le recours à l’observation participante et à la fréquentation des acteurs sociaux auprès desquels l’enquête de terrain est menée, conduit souvent l’anthropologie à produire un savoir dont l’ancrage se situe au plus près de l’expérience des acteurs sociaux. L’enquête de terrain de longue durée, qui implique une immersion approfondie dans un groupe social, est en fait étroitement liée à cette préoccupation disciplinaire forte pour la prise en compte du sens que les acteurs donnent à leurs actes, pour la restitution de leurs manières de pensée et d’agir dans leurs propres termes. Et ce, même si l’ambition de l’anthropologie ne se limite évidemment pas à une telle restitution : la compréhension des catégories morales, des manières de pensée, d’agir et de sentir d’un groupe social quel qu’il soit constitue un point de passage obligé de l’enquête et de l’analyse bien davantage que son aboutissement.

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Comparer

La comparaison joue un rôle central dans la pratique de l’interprétation anthropologique. En effet, l’anthropologie est historiquement la discipline des sciences sociales qui a mis en oeuvre le comparatisme le plus large, engageant le projet d’une vaste science sociale comparative à l’échelle de l’ensemble des sociétés et des cultures. Cela ne confère évidemment pas à l’anthropologie le monopole de l’esprit comparatif, qui constitue davantage un patrimoine commun aux sciences sociales et historiques. Du côté des pères fondateurs de la sociologie, la notion de type-idéal est explicitement conçue comme un outil comparatif, qui doit servir dans le cadre d’une approche comparative des phénomènes sociaux, en permettant de prendre la mesure de leur plus ou moins grande proximité, ou au contraire des écarts qui existent entre eux.

C’est uniquement par la comparaison que le degré de singularité ou de généralité d’un phénomène social peut apparaître. Ainsi, la singularité d’une forme de mariage ou de la disposition du cadavre, ou au contraire leur proximité avec d’autres manières de faire, ne peut émerger que dans la confrontation avec d’autres descriptions d’institutions largement différentes, ou au contraire étonnamment semblables.

Les anthropologues ont inévitablement recours à leur connaissance de leur propre société lorsqu’ils écrivent sur les groupes sociaux, d’ici ou d’ailleurs, qu’ils prennent pour objet de recherche. C’est en mobilisant à la fois leurs savoirs sur leur propre univers social et les savoirs par un travail de lecture et de documentation, qu’ils ont acquis sur d’autres univers sociaux qu’ils s’efforcent de situer la spécificité du groupe qu’ils étudient. La connaissance de la littérature existante sur l’objet de recherche que l’on s’est donné est, on l’a vu plus haut, un préalable indispensable à la réalisation de l’enquête empirique.

En un sens, on peut soutenir que le recours de l’anthropologie, et plus largement des sciences sociales, à la comparaison, s’appuie sur la manière dont les êtres humains en général font sens de leur expérience du monde : comparer entre situations sociales étant une pratique essentielle de la vie ordinaire. Pour autant, la pratique anthropologique de la comparaison entre matériaux empiriques est réglée par une méthodologie disciplinaire. La question des contraintes empiriques qui pèsent sur l’interprétation reste bien entendu valable pour ce qui est de l’encadrement disciplinaire de la pratique de la comparaison. Mais deux autres points essentiels doivent aussi être retenus.

1. On ne compare pas, en anthropologie comme dans les autres sciences sociales, de traits sociaux ou culturels isolés, mais toujours des discours ou des pratiques en contexte. Les premières générations d’anthropologues évolutionnistes ont parfois recouru à un comparatisme débridé qui accolait ou juxtaposait les traits culturels sans souci du contexte.

2. L’anthropologie, comme les autres sciences sociales, est profondément attachée à une conception relationnelle du réel, contre l’essentialisme et le substantialisme. Pour le formuler autrement, une pratique sociale ou culturelle ne tire jamais son sens que de sa position dans un espace de pratiques et de ses relations avec d’autres pratiques. Ce qui signifie qu’il n’y a pas de signification sociale à attribuer à une pratique culturelle en soi, sans prise en considération de l’espace des pratiques dans lequel elle s’inscrit. Il n’y a pas de signification indépendante d’un contexte. Dès lors, il ne suffit pas de repérer l’existence de phénomènes qui peuvent sembler analogues dans différentes sociétés pour en déduire qu’elles connaissent des dynamiques similaires, ou que la dynamique de ces phénomènes est semblable, parce que ces traits sociaux ou culturels seraient par exemple des propriétés essentielles ou substantielles de tel ou tel groupe social.

Ainsi, la nécessité (1) de contextualiser les pratiques culturelles, de les replacer dans le cadre d’un système de différences, et donc (2) de les traiter de manière relationnelle, et non comme des traits ou des phénomènes sociaux ou culturels ayant une signification en soi, essentielle (indépendante d’un contexte) constituent des principes essentiels pour construire des comparaisons valables en sciences sociales.

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L’inadéquation significative

Un tel cas de figure se présente lorsque l’interprétation proposée s’écarte significativement des données à disposition du chercheur. Cette figure de la surinterprétation se conjugue souvent avec une obsession de la cohérence, qui peut mener à la fois à des formes de généralisation abusive, et à une inadéquation significative avec le « réel de référence ».

Mais l’inadéquation significative n’est pas nécessairement toujours enchâssée dans d’autres formes de défaut interprétatif. Elle peut aussi résulter simplement, si l’on peut dire, d’une forme de paresse empirique. Les chercheurs en sciences sociales en viennent en effet parfois à émettre des suppositions sans les présenter comme telles, pour combler les défauts de l’enquête empirique, ou parce qu’ils se sentent suffisamment sûrs, par leur connaissance générale du terrain, de pouvoir soutenir telle ou telle interprétation d’un phénomène sans avoir véritablement enquêté pour autant.

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L’obsession de la cohérence

Marcel Griaule a cherché à mettre en évidence la grande sophistication et la cohérence remarquable du ‘système de pensée’ des Dogons du Mali.

A partir de longs entretiens réalisés auprès d’une seule personne, un vieux chasseur aveugle, avec lequel il a conversé pendant de nombreuses journées, il a rendu compte des réponses de ce vieil homme comme de la quintessence du ‘système de pensée’ dogon.

Marcel Griaule s’attache ensuite à récuser l’idée qu’il s’agit chez Ogotemmêli de « spéculation individuelle d’intérêt secondaire », en cherchant à faire valoir au contraire la représentativité d’Ogotemmêli, dont il soutient qu’il en connaît certes davantage sur le système religieux dogon que bien d’autres Dogons, mais que cette différence est à comprendre comme une connaissance approfondie d’un système partagé par tous de façon latente, et non comme une élaboration qui pourrait se ramener à une forme de « spéculation individuelle ». Et Griaule poursuit même en soutenant que la complexité de la ‘cosmogonie’ dogon telle qu’elle lui a été révélée par Ogotemmêli ne correspond pas à un cas isolé.

La conclusion de Griaule est sans ambiguïté : les Dogons possèdent « une cosmogonie aussi riche que celle d’Hésiode ». Face au racisme colonial, l’entreprise de réhabilitation symbolique entreprise par Griaule à travers cet ouvrage est d’une certaine manière louable. Ils n’en reste pas moins que les travaux de recherche ultérieurs menés sur les Dogons laissent plutôt penser qu’il s’agissait bien dans le chef d’Ogotemmêli de spéculation individuelle.

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